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Comme Ayla, Jondalar était plongé dans l’angoisse et le désespoir. Depuis la grande cérémonie marquée par la révélation faite à l’assemblée tout entière sur le rôle des hommes et la raison de leur création, il s’était efforcé d’éviter autant que possible tout contact avec autrui. Il ne se rappelait que vaguement certaines bribes de ce qui s’était passé cette nuit-là : il se rappelait avoir frappé Laramar au visage, encore et encore, et ne pouvait effacer de son esprit l’image de l’ivrogne s’agitant en cadence sur le corps d’Ayla.

Lorsqu’il s’était réveillé, le lendemain, le sang battait violemment à ses tempes et il se sentait pris de vertiges et de nausées. Il n’avait pas souvenir d’avoir été aussi malade un lendemain d’excès et se demandait de quoi étaient faites les boissons qu’il avait absorbées en si grande quantité.

Danug se trouvait à ses côtés, et il avait eu le sentiment qu’il convenait de lui manifester sa gratitude, sans toutefois savoir pourquoi. Il lui avait donc posé des questions pour essayer de remplir les blancs. En apprenant ce qu’il avait fait, il avait commencé à se rappeler certains détails de l’incident et en avait été à la fois effrayé et plein de remords et de honte. Il n’avait certes jamais éprouvé la moindre sympathie pour Laramar, mais rien de ce que celui-ci lui avait fait ne pouvait justifier le traitement qu’il lui avait infligé. La haine qu’il en éprouva alors envers lui-même submergea toute autre pensée. Il était certain que tout le monde partageait maintenant ce sentiment à son égard, et qu’il était impossible qu’Ayla continue de l’aimer : comment aurait-elle pu éprouver un tendre sentiment envers quelqu’un de si méprisable ?

Une partie de lui-même avait envie de tout laisser derrière lui et de s’enfuir, le plus loin possible, mais quelque chose le retenait. Il se disait qu’il devrait au moins avoir le courage d’affronter le châtiment qui allait lui être infligé, en tout cas de savoir en quoi il allait consister, puis de faire amende honorable, si cela était encore possible. Mais au fond de lui-même, il n’était pas sûr de pouvoir purement et simplement abandonner Ayla et Jonayla. L’idée de ne plus jamais les voir, même de loin, lui était insupportable.

La douleur, la culpabilité, le désespoir s’entremêlaient dans son esprit : impossible de penser à quoi que ce soit qui fût susceptible de lui permettre de remettre sa vie en ordre. Chaque fois qu’il croisait quelqu’un, il était sûr qu’on le regardait avec le même sentiment de dégoût et de mépris qu’il éprouvait envers lui-même. Mais s’il s’en voulait autant, c’était en bonne partie parce que même s’il savait qu’il s’était comporté de façon méprisable, et même si la honte le submergeait, chaque fois qu’il fermait les yeux pour essayer de trouver le sommeil, il ne cessait de voir Laramar besognant Ayla, et alors il ressentait la même bouffée de fureur et de frustration qui l’avait assailli sur le moment. Il savait, au plus profond de lui-même, qu’il se comporterait de la même façon dans des circonstances identiques.

Impossible de penser à autre chose qu’à ses propres problèmes : ceux-ci ne cessaient de le tourmenter, comme une perpétuelle démangeaison, une plaie que l’on ne peut s’empêcher de gratter, sans lui laisser la moindre chance de cicatriser, au point de la faire empirer, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle se transforme en infection généralisée.

Afin d’éviter le plus possible les rencontres, il s’était mis à faire de longues marches, le plus souvent sur les bords de la Rivière, en général vers l’amont. Chaque nouvelle promenade l’entraînait un peu plus loin, durait un peu plus longtemps, même s’il y avait toujours un moment où il se sentait obligé de s’arrêter, de faire demi-tour et de rentrer au campement. Parfois, il lui arrivait d’aller retrouver Rapide et, plutôt que de marcher au bord de la rivière, de le monter et de galoper dans les vastes prairies. Il résistait à la tentation de prendre son cheval trop souvent car c’est alors qu’il était le plus tenté de partir loin, très loin. Trop loin.

 

 

Dès qu’elle se sentit bien éveillée, Ayla se leva et alla à la Rivière. Elle avait mal dormi, d’abord trop nerveuse et agitée pour pouvoir trouver le sommeil, puis tourmentée par des rêves dont elle ne se souvenait pas très bien, mais qui l’avaient laissée mal à l’aise. Elle passa en revue dans sa tête ce dont elle avait besoin pour que la cérémonie du Clan se déroule au mieux, dans les formes. Tout en cherchant de la saponaire pour se purifier, elle gardait l’œil ouvert, à l’affût d’un rognon de silex ou même d’un éclat d’une taille raisonnable qui lui permettrait d’obtenir un tranchoir à la manière du Clan. Elle s’en servirait pour couper un morceau de cuir dans lequel elle se taillerait une amulette du Clan.

En arrivant au confluent du petit ruisseau et de la Rivière, elle décida de remonter le ru vers l’amont. Après une assez longue marche, elle tomba sur une touffe de saponaire, dans les bois situés juste derrière le campement de la Neuvième Caverne. La saison étant largement avancée, la plupart des plantes avaient déjà été arrachées et par ailleurs il s’agissait d’une variété différente de celle qu’utilisaient ceux du Clan. Or elle voulait absolument que le rituel soit respecté sinon à la lettre du moins le mieux possible : dans la mesure où elle était une femme, ce ne serait de toute manière jamais une cérémonie du Clan puisque seuls ses membres mâles consommaient les racines. Le travail de la femme ne consistait qu’à les préparer. En se penchant pour arracher les tiges de saponaire, elle crut apercevoir Jondalar dans les bois, marchant au bord du petit ruisseau, mais lorsqu’elle se releva il avait disparu, au point qu’elle se demanda si son imagination ne lui avait pas joué un tour.

 

 

L’étalon était visiblement content de voir Jondalar. Les deux juments l’étaient tout autant, mais c’était d’une longue chevauchée en solitaire qu’il avait envie. Lorsqu’ils atteignirent l’immensité de la plaine, il poussa Rapide à un galop d’enfer, le cheval paraissant avoir très envie de justifier le nom qui lui avait été donné. Jondalar ne prêtait guère attention à l’endroit vers lequel ils se dirigeaient, pas plus qu’à celui où ils se trouvaient, jusqu’au moment où il fut brutalement tiré de ses sombres pensées. Il entendit un hennissement belliqueux, le bruit de sabots frappant nerveusement le sol, et sentit sa monture commencer à se cabrer : ils se trouvaient au milieu d’un troupeau de chevaux. Seuls ses excellents réflexes et ses années d’expérience lui permirent de ne pas être désarçonné : plongeant en avant, il agrippa de la main la crinière du cheval des steppes et tint bon, s’efforçant d’apaiser son étalon et de le maîtriser. Jeune et en parfaite santé, Rapide n’avait jamais eu l’occasion de partager la vie des mâles de son espèce qui, assemblés en troupeau, ne s’éloignaient jamais beaucoup de celui constitué par les juments et leurs poulains, sous la garde permanente de l’étalon dominant, toujours prêt à défendre son bien et ses prérogatives. Il n’avait pas davantage expérimenté leurs jeux. Et pourtant il se sentait instinctivement prêt à défier le mâle dominant.

La première réaction de Jondalar fut d’entraîner sa monture le plus loin et le plus vite possible du troupeau, ce qu’il fit, reprenant le chemin du campement. Lorsque Rapide se fut calmé et qu’ils eurent tous deux repris un rythme plus raisonnable, Jondalar commença à se demander s’il était juste de garder son étalon à l’écart de ses congénères et, pour la première fois, il songea sérieusement à lui rendre sa liberté.

Sur le chemin du retour, la mélancolie le reprit : il se rappelait le jour de la grande réunion, et Ayla, assise bien raide à sa place tandis que Brukeval l’insultait. Oh, comme il avait désiré la réconforter, contraindre Brukeval à cesser ses éructations, lui expliquer qu’il avait tort. Il avait compris absolument tout ce qu’avait révélé Zelandoni – au fil des années, il en avait déjà entendu l’essentiel de la bouche d’Ayla et était sans doute plus préparé que la plupart des autres hommes à l’accepter. Les seules nouveautés avaient été d’abord le nom donné à la relation entre l’homme et l’enfant, père, puis la dernière annonce de Zelandoni, selon laquelle les hommes donneraient leur nom aux garçons ; les pères nommeraient leurs fils. Il répéta le mot dans sa tête. Père. Il était père. Le père de Jonayla.

Mais non, il n’était pas digne d’être le père de Jonayla ! La fillette aurait honte de l’appeler « père ». Il avait failli tuer un homme, avec ses poings. Sans Danug, c’est ce qui se serait produit. Ayla avait perdu un bébé lorsqu’elle s’était retrouvée seule, dans les profondeurs de la Grotte des Rochers de la Fontaine, et il n’avait pas été là pour lui venir en aide. Et si l’enfant qu’elle avait perdu était un garçon ? Si cela avait été le cas, et si elle ne l’avait pas perdu, est-ce lui qui lui aurait donné son nom ? Quel sentiment éprouvait-on lorsqu’on devait trouver un nom pour son fils ?

Mais maintenant, quelle importance ? Il ne serait plus jamais en mesure de donner son nom à un enfant. Il avait perdu sa compagne, il allait devoir quitter son foyer. Après que Zelandoni avait clos la réunion, il avait évité de prendre part aux conversations qui rassemblaient la quasi-totalité de ceux qui y avaient assisté et s’était empressé de rentrer à la lointaine des hommes seuls afin de ne pas avoir à s’expliquer avec Ayla et Jonayla.

 

 

C’était toujours ce sentiment qui l’animait lorsqu’il revint à sa tente, vide de ses occupants habituels, partis vaquer à leurs occupations. Au bout d’un certain temps, incapable de s’empêcher de ressasser ses torts, il n’y tint plus et ressortit, sans cesser de se faire des reproches, se flagellant moralement, et prit la direction de la Rivière pour entreprendre de nouveau une longue promenade, à pied cette fois.

Il se dirigeait vers l’amont lorsque Loup surgit à ses côtés. Jondalar fut content de voir l’animal et s’arrêta pour le saluer, prenant entre ses mains la tête du carnivore, dont la fourrure s’était déjà bien épaissie à l’approche de l’hiver.

— Loup ! Qu’est-ce qui t’amène ici ? Tu en as assez toi aussi du bruit et de la foule ? Eh bien, sois le bienvenu, dit-il avec enthousiasme.

L’animal lui répondit par un grondement de plaisir.

Loup n’avait pratiquement pas quitté Jonayla ces derniers jours, pas plus qu’Ayla, à qui il était lié depuis le jour où celle-ci avait arraché le pauvre petit louveteau, alors âgé d’un mois à peine, de sa tanière glaciale et solitaire pour le prendre sous son aile. Il n’avait donc guère eu de temps à consacrer au troisième être humain qu’il considérait comme un membre essentiel de sa meute.

En rentrant au campement de la Neuvième Caverne après avoir dévoré le repas qu’on lui avait préparé, il avait vu Jondalar prendre la direction de la Rivière et lui avait couru après, précédant Jonayla. Il s’était retourné vers la fillette et l’avait regardée en poussant un gémissement.

« Vas-y, Loup, lui avait dit l’enfant avec un geste de la main. Va rejoindre Jondalar. »

La grande tristesse de l’homme n’avait pas échappé à Jonayla, pas plus que celle de sa mère, tout aussi profonde même si celle-ci s’efforçait de ne rien laisser paraître. Sans savoir exactement de quoi il s’agissait, la fillette savait que quelque chose n’allait pas, quelque chose de très grave qui lui donnait l’impression que son ventre se nouait, se rétrécissait. Ce qu’elle souhaitait par-dessus tout, c’était que sa famille soit de nouveau réunie, ce qui incluait sa chère Thona, Wiimar, Loup, ainsi que les chevaux.

Peut-être que Jondi a besoin de te voir, Loup, et de rester en ta compagnie, comme moi, se disait Jonayla.

 

 

Ayla venait de penser à Jondalar, ou plus exactement elle s’était dit que pour son bain de purification en prévision de la cérémonie la pièce d’eau dans le ruisseau serait parfaite, ce qui lui avait tout de suite fait penser à son compagnon. Assez éloigné de l’agitation, discret et tranquille, le lieu serait idéal, mais elle avait été incapable d’y revenir depuis qu’elle y était tombée sur Jondalar et Marona. Elle savait qu’il y avait du silex dans le coin, Jondalar en avait trouvé, mais jusque-là elle n’en avait pas vu et elle ne pensait pas avoir assez de temps pour aller en chercher un peu plus loin. Elle n’ignorait pas, bien sûr, que Jondalar en conservait toujours par-devers lui, mais elle n’envisageait pas une seconde d’aller lui en demander. Il lui faudrait donc se contenter d’utiliser un couteau zelandonii et une alêne pour découper la peau et percer des trous sur le bord pour y passer le cordon, même s’il s’agissait encore d’un écart par rapport aux coutumes du Clan.

Lorsqu’elle eut trouvé un caillou un peu plat, elle le porta jusqu’à la pièce d’eau et là, avec une autre pierre, plus ronde celle-là, elle écrasa les tiges de saponaire, qui se mirent aussitôt à produire de la mousse. Elle en recueillit le suc, qu’elle mélangea avec un peu d’eau, puis s’accroupit dans le ruisseau et s’enduisit le corps du produit moussant. Après s’en être bien frottée, elle s’éloigna du bord pour aller se rincer un peu plus loin. Le ruisseau prenant rapidement de la profondeur, elle plongea sa tête sous l’eau, nagea quelques brasses, puis regagna le bord pour se laver les cheveux. Durant toute l’opération, elle ne cessa de songer au Clan.

Son enfance au sein du clan de Brun s’était déroulée dans la paix et la sécurité, Iza et Creb avaient toujours été là pour l’entourer d’amour et de soins. Dès sa venue au monde, chacun savait ce qu’on attendait de lui, et aucun écart n’était toléré. Les rôles étaient clairement définis. Chacun connaissait celui qui lui était assigné, son rang, sa tâche, sa place. La vie se déroulait sous le double signe de la stabilité et de la sécurité. Personne n’avait à se soucier de nouvelles idées susceptibles de bouleverser la routine établie.

Pourquoi donc fallait-il que ce soit à elle qu’il revienne d’introduire des changements affectant la totalité de ses semblables ? Au point que certains en venaient à la haïr ? En revenant sur le passé, à sa vie si rassurante au sein du Clan, elle se demandait ce qui l’avait poussée à se battre si durement contre ces servitudes. Aujourd’hui, la vie si ordonnée du Clan lui paraissait bien séduisante : une sécurité confortable en échange d’une existence strictement réglée.

Et pourtant, elle était contente d’avoir appris toute seule à chasser, bien que cela contrevînt aux traditions du Clan. Elle était femme, or les femmes du Clan ne chassaient pas. Mais si elle n’avait pas appris elle ne serait plus en vie maintenant, même si cela l’avait conduite tout près du trépas lorsqu’ils l’avaient découvert : la première fois qu’ils l’avaient maudite, lorsque Brun l’avait bannie du Clan, il avait limité à une lune sa période d’exclusion. C’était le début de l’hiver, et tout le monde s’attendait à ce qu’elle périsse, mais cette connaissance de la chasse qui lui avait valu d’être maudite lui avait permis de rester en vie.

Il aurait peut-être mieux valu que je disparaisse alors, se dit-elle.

Elle avait une fois de plus bravé les traditions du Clan lorsqu’elle s’était enfuie avec Durc, mais elle n’avait tout simplement pas pu les laisser abandonner son fils nouveau-né à la merci des éléments et des bêtes carnivores simplement parce qu’ils pensaient qu’il était difforme. Brun leur avait fait grâce, malgré les objections de Broud. Celui-ci ne lui avait jamais facilité la vie : lorsqu’il s’était retrouvé à la tête du Clan et l’avait maudite, cela avait été sans raison valable, et sans espoir de retour. Cette fois, elle avait été contrainte de quitter le Clan pour toujours. Sa connaissance de la chasse lui avait une fois de plus sauvé la vie, à l’époque. Jamais elle n’aurait pu survivre dans la vallée si elle n’avait pas maîtrisé cet art, et si elle n’avait pas eu la conviction qu’elle serait capable de survivre seule si elle y était contrainte.

En retournant au campement, Ayla songeait toujours au Clan et à la meilleure façon de gérer les rituels associés aux racines. Elle aperçut Jonayla, en compagnie de Proleva et de Marthona. Toutes trois lui firent de grands gestes l’invitant à les rejoindre.

— Viens donc manger un morceau ! lui lança Proleva.

Loup s’était lassé de suivre cet homme si triste qui ne faisait rien d’autre que de marcher d’un pas lourd, et il était parti retrouver Jonayla. Il était en train de ronger un os de l’autre côté du feu et releva la tête pour voir Ayla arriver parmi eux. Celle-ci embrassa sa fille, puis, la tenant à bout de bras, elle la regarda avec une étrange lueur de chagrin au fond des yeux avant de l’enlacer à nouveau, presque trop fort.

— Tu as les cheveux mouillés, mère, dit la fillette en se dégageant de son étreinte.

— Je viens de les laver, expliqua Ayla en caressant le grand loup qui s’était approché d’elle pour lui souhaiter la bienvenue.

Elle prit entre ses mains la tête magnifique de l’animal, le fixa au fond des yeux, l’enlaça avec ferveur. Lorsqu’elle se redressa, le loup leva la tête vers elle, attendant avec impatience ce qui allait suivre : dès qu’elle se tapota l’épaule, il bondit, affermit ses pattes sur les deux épaules de sa maîtresse et lui lécha le cou et le visage avant de prendre sa mâchoire dans sa gueule, avec une extrême douceur. Il la tint ainsi un bon moment. Lorsqu’il la relâcha, elle lui rendit à son tour le signe de son appartenance à la meute en prenant un moment la mâchoire de la bête entre ses dents. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas fait cela, et elle eut le sentiment que Loup appréciait fort.

Proleva avait retenu son souffle pendant toute la durée de ce manège, et elle expira avec soulagement lorsque Loup retomba sur ses pattes. Ce n’était pas la première fois qu’elle assistait à ce spectacle, mais ce comportement si particulier d’Ayla, si proche de celui des loups, ne cessait de la troubler : voir cette femme exposer son cou aux dents de l’énorme animal la perturbait toujours autant et lui rappelait que cette bête si amicale, si obéissante, n’était autre qu’un loup capable de tuer sans difficulté n’importe lequel des humains qu’il côtoyait si librement.

— Sers-toi, Ayla, dit-elle une fois qu’elle eut repris son souffle et calmé ses appréhensions. Tu n’as que l’embarras du choix. Le repas de ce matin a été facile à préparer. Il y avait des tas de restes du festin d’hier. Je suis bien contente qu’on ait décidé de l’organiser avec les Lanzadonii, j’ai adoré travailler avec Jerika, Joplaya et certaines des autres. J’ai l’impression de les connaître un peu mieux après cela.

Ayla éprouva une pointe de regret : si elle n’avait pas été si prise avec la Zelandonia, elle aurait apprécié de participer à la préparation du festin. Travailler en commun était en effet une excellente façon de nouer des liens avec les autres, de les connaître un peu mieux. Ressasser ses propres problèmes, comme cela avait été son cas, n’y aidait pas, se dit-elle en prenant une des tasses en surplus disponibles pour ceux ou celles qui avaient oublié la leur, et en la remplissant de camomille contenue dans un gros récipient à cuire, en bois rainuré. On préparait de l’infusion avant toute chose, le matin.

— L’aurochs est particulièrement bon et juteux, Ayla. Ils commencent à faire leur graisse d’hiver, et Proleva vient juste de le réchauffer. Tu devrais y goûter, l’incita Marthona, remarquant qu’elle ne se servait pas. Les plats à nourriture sont là, poursuivit-elle en montrant du doigt une pile d’ustensiles en bois, en os ou en ivoire, de tailles diverses, qui faisaient office d’assiettes.

Les arbres abattus et fendus pour obtenir du bois de chauffe laissaient parfois de gros éclats que l’on pouvait très vite tailler et aplanir ; de la même façon, et aux mêmes fins, les os du pelvis ou les omoplates des cerfs, bisons et autres aurochs pouvaient être rognés à une taille raisonnable. Les plus gros éclats qui sautaient lorsqu’on taillait les défenses de mammouth, un peu comme du silex, pouvaient eux aussi servir d’assiettes. Les tailleurs d’ivoire de mammouth commençaient par creuser au burin une entaille circulaire. Ils y glissaient ensuite, en la disposant à un angle adéquat, la pointe d’un solide morceau de corne ou de bois de cerf, après quoi, avec de la pratique et un peu de chance, ils étaient en mesure d’en détacher un éclat d’un bon coup de marteau en pierre. Il s’agissait toutefois d’un travail délicat, que l’on ne pratiquait que pour obtenir des objets destinés à être offerts en cadeau ou à d’autres fins très spéciales. De tels éclats d’ivoire, à la surface extérieure légèrement arrondie et aplanie, servaient à d’autres usages que celui d’assiettes pour les repas. On pouvait graver dessus des images décoratives.

— Je te remercie, Marthona, mais je dois prendre un certain nombre de choses et aller retrouver Zelandoni, s’excusa Ayla.

Elle s’arrêta toutefois dans son élan pour aller s’accroupir devant la vieille femme, assise sur un petit tabouret fait de tiges et de feuilles de roseaux tressées.

— Je veux vraiment te remercier de t’être montrée si gentille avec moi depuis le premier jour de mon arrivée, dit-elle. Je ne me rappelle pas ma propre mère, je ne me souviens que d’Iza, la femme du Clan qui m’a élevée, mais je me plais à penser que ma vraie mère devait te ressembler.

— Je te considère comme ma fille, Ayla, répliqua Marthona, plus émue qu’elle ne l’aurait pensé. Mon fils a eu bien de la chance de te trouver. Je souhaiterais parfois qu’il te ressemble plus, ajouta-t-elle avec un hochement de tête.

Ayla la serra dans ses bras, puis se tourna vers Proleva.

— Merci aussi à toi, Proleva, dit-elle. Tu t’es montrée une amie très sûre et j’apprécie plus que je ne saurais dire la façon dont tu as veillé sur Jonayla quand j’ai été obligée de rester à la Neuvième Caverne et que j’ai été si occupée ici.

Elle alla enlacer à son tour la jeune femme.

— J’aurais bien aimé que Folara soit là, mais je sais qu’elle est prise par la préparation de sa cérémonie Matrimoniale. Je suis ravie pour elle, Aldanor est l’homme qu’il lui faut. Maintenant, je dois vous quitter, lança-t-elle soudain avant de serrer une fois de plus sa fille contre elle puis de partir à grandes enjambées vers le local de la Zelandonia, retenant à grand-peine les larmes qui lui venaient aux yeux.

— J’ai du mal à comprendre, dit Proleva.

— Si je m’écoutais, je penserais presque qu’elle nous disait au revoir, lâcha Marthona, pensive.

— Mère va quelque part, Thona ? demanda Jonayla.

— Je ne crois pas. En tout cas, personne ne m’a rien dit.

 

 

Ayla resta un bon moment dans le local pour y faire ses préparatifs. Elle découpa tout d’abord un cercle grossier dans la peau de cerf qu’elle avait apportée avec elle à la Réunion d’Été. La veille, elle avait retrouvé, pliée sur sa natte de nuit, la pièce taillée dans le cuir tendre du ventre de l’animal. Et lorsqu’elle avait demandé à sa fille qui s’était occupé de préparer la peau du cervidé, celle-ci lui avait répondu : « Tout le monde y a participé. »

Les cordages en tous genres, câbles, fils de toutes tailles, faits de fibres végétales, de tendons ou de bandes de cuir, étaient toujours d’un usage pratique, et d’une confection aisée qui ne nécessitait guère d’y réfléchir pour peu que l’on possédât les techniques idoines. Presque tous les habitants des Cavernes avaient les mains occupées à fabriquer quelque chose lorsqu’ils discutaient ou écoutaient raconter des histoires, à partir de matériaux ramassés partout où l’on pouvait les trouver. Toute personne ayant besoin d’un cordage quelconque pouvait par conséquent en trouver à sa disposition.

Ayla prit donc plusieurs lanières de cuir ainsi qu’un long morceau de fine corde bien flexible, tout cela accroché à des patères fichées dans des poteaux près de l’entrée du local. Après avoir découpé sa pièce de cuir et lui avoir donné une forme circulaire, elle plia ce qu’il restait de la peau puis enroula la corde et la déposa dessus. Cela fait, elle mesura une portion de lanière en la passant autour de son cou, en ajouta une autre, de longueur équivalente, puis la faufila dans les trous qu’elle venait de percer sur le rebord de la pièce en cuir circulaire.

Elle ne portait plus guère d’amulettes, pas même sa plus récente. La plupart des Zelandonii arboraient des colliers, et il n’était guère facile de porter à la fois l’un de ces bijoux et un sachet en cuir plutôt encombrant. Ayla préférait donc conserver son amulette dans son sac à remèdes, qu’elle portait d’ordinaire attaché à sa ceinture. Ce n’était pas un sac à médecines du Clan. Elle avait bien songé à plusieurs reprises à s’en confectionner un autre, mais n’en avait jamais vraiment trouvé le temps. Dénouant le cordon qui tenait fermé son sac à remèdes, elle farfouilla dedans et en sortit la petite bourse décorée, son amulette, pleine d’objets de formes diverses. Elle défit là encore les nœuds et versa dans sa main l’étrange collection d’objets : il s’agissait de signes d’appartenance de son totem qui, tous, symbolisaient des moments importants de son existence. La plupart, mais pas tous, lui avaient été donnés par l’Esprit du Grand Lion des Cavernes après une décision capitale qu’elle venait de prendre, pour lui manifester que son choix avait été le bon. Entièrement poli à la suite d’innombrables manipulations, le morceau d’ocre rouge fut le premier objet qu’elle fourra dans le sac. Il lui avait été donné par Iza lorsqu’elle avait été acceptée au sein du Clan. Ayla le glissa dans sa nouvelle amulette. L’éclat de dioxyde de manganèse, d’un noir de jais, qui lui avait été donné lorsqu’elle était devenue femme-médecine était lui aussi lisse à force d’être resté si longtemps dans le sachet au contact des autres objets. Les matières rouges et noires dont elle se servait fréquemment pour teindre avaient laissé leurs traces sur les autres articles qui se trouvaient à l’intérieur. Ceux qui étaient à base minérale pouvaient être aisément nettoyés, comme ce fossile de coquillage, signe de son totem signifiant que sa décision de chasser était recevable, même si elle était femme.

Même alors, il devait savoir que j’aurais besoin de chasser pour survivre, songea-t-elle. Mon Lion des Cavernes a même dit à Brun de me laisser chasser, mais uniquement à la fronde. Le disque en ivoire de mammouth, son talisman de chasse qui lui avait été donné lorsqu’elle avait été déclarée Femme Qui Chasse, avait été imprégné d’un colorant qui ne pouvait être effacé, essentiellement de l’ocre rouge.

Elle prit le morceau de pyrite et le frotta contre sa tunique. C’était son symbole préféré, celui qui signifiait qu’elle avait eu raison de s’enfuir avec Durc. Si elle ne l’avait pas fait, il aurait été abandonné en pleine nature, puisqu’on l’avait jugé difforme. Lorsqu’elle l’avait pris et s’était enfuie avec lui, sachant pertinemment qu’ils pouvaient mourir tous les deux, cela avait amené Brun et Creb à réfléchir à leur décision. La poussière colorée collait au cristal de quartz transparent mais ne le décolorait pas ; ce signe qu’elle avait trouvé était le symbole qu’elle avait pris la bonne décision en cessant de rechercher son peuple et en restant un temps dans la Vallée des Chevaux. Elle se sentait toujours mal à l’aise chaque fois qu’elle voyait le morceau de manganèse noir. Elle le reprit dans sa main et referma son poing dessus : il contenait l’esprit de tous les membres du Clan. Pour l’obtenir, elle avait échangé un morceau de son esprit afin que, lorsqu’elle sauvait la vie de quelqu’un, celui-ci ne lui doive rien dans la mesure où elle possédait déjà une partie de l’esprit de chacun.

À la mort d’Iza, Creb, le Mog-ur, lui avait pris sa pierre de femme-médecine pour qu’on ne l’enterre pas avec elle et qu’elle n’entraîne pas le Clan tout entier à sa suite dans le Monde des Esprits et il l’avait confiée à Ayla, mais personne ne lui avait réclamé l’objet lorsque Broud l’avait condamnée à la mort. Tout le monde avait été si choqué par la décision de Broud que personne n’avait eu l’idée de demander à Ayla de la rendre. Quant à elle, elle avait oublié de la restituer. Qu’arriverait-il au Clan si cette pierre était toujours en sa possession lorsqu’elle passerait dans le Monde d’Après ?

Elle déposa tous les symboles de son totem dans sa nouvelle bourse, sachant qu’elle les y laisserait dès cet instant : il était normal et juste que les signes totémiques du Clan se trouvent dans une amulette du Clan. En nouant fermement le cordon qui l’entourait, elle se demanda, et ce n’était pas la première fois, pourquoi elle n’avait pas reçu un nouveau signe de son totem lorsqu’elle avait décidé de quitter les Mamutoï et de partir avec Jondalar. Était-elle déjà à cette époque devenue un enfant de la Mère ? Celle-ci avait-Elle annoncé à son totem qu’elle n’avait pas besoin qu’on lui donne un nouveau signe ? Ou s’agissait-il d’un signe beaucoup plus subtil qu’elle n’avait pas été capable de reconnaître ? À moins que, songea-t-elle avec effroi, à moins qu’elle n’ait tout simplement pris la mauvaise décision. Elle sentit un frisson la parcourir. Pour la première fois depuis longtemps, elle serra l’amulette contre elle et envoya un message silencieux implorant l’Esprit du Grand Lion des Cavernes de la protéger.

Lorsqu’elle quitta la hutte de la Zelandonia, elle portait une peau de cerf pliée en quatre, un sac à dos en cuir lourd des objets qu’il contenait et enfin son sac à remèdes du Clan. Plusieurs personnes étaient installées autour du foyer central, et elle leur adressa en passant un signe de la main. Il ne s’agissait pas toutefois du geste habituel, paume dirigée vers elle afin de signifier qu’il ne s’agissait là que d’une absence temporaire et qu’elle serait de retour sous peu. Elle avait cette fois levé sa main en tournant sa paume vers l’extérieur et en la remuant de gauche à droite. Marthona fronça les sourcils, se demandant avec inquiétude ce que cela pouvait bien signifier.

En commençant à remonter le cours du ruisseau, raccourci menant à la grotte qu’elle avait découverte quelques années plus tôt, Ayla se surprit à se demander si elle devait vraiment se plier à cette cérémonie. Bien sûr, Zelandoni serait déçue, de même que tous les autres membres de la Zelandonia qui se préparaient à y assister, mais elle présentait plus de dangers qu’ils ne se l’imaginaient. Lorsqu’elle avait accepté d’organiser cette cérémonie, la veille, elle était profondément déprimée, au point de ne pas se soucier de se perdre dans le néant obscur. Mais ce matin elle se sentait mieux, surtout après son bain rituel dans la Rivière et sa rencontre avec Jonayla et Loup, sans même parler de Marthona et Proleva. Et maintenant, elle ne se sentait pas prête à affronter ce néant obscur si terrifiant. Elle devrait peut-être dire à Zelandoni qu’elle avait changé d’avis.

Elle n’avait absolument pas pensé aux dangers auxquels elle allait être confrontée lorsqu’elle s’était lancée dans les préparatifs préliminaires, mais n’avait pu s’empêcher de ressentir un certain malaise devant son incapacité à respecter comme il convenait tous les rituels inhérents à la cérémonie. Pour le Clan, il s’agissait là d’un élément extrêmement important, contrairement à ce qui se passait chez les Zelandonii, plus tolérants sur les écarts à la règle. Même les paroles du Chant de la Mère variaient légèrement d’une Caverne à l’autre, alors qu’il s’agissait de la plus importante de toutes les Légendes des Anciens, ce qui constituait d’ailleurs l’un des sujets de discussion favoris au sein de la Zelandonia.

Si une telle légende avait été une partie très sacrée des cérémonies du Clan, elle aurait dû être mémorisée et psalmodiée très précisément de la même façon chaque fois qu’on la récitait, en tout cas au sein des clans qui entretenaient des contacts directs réguliers avec les autres. Et encore : même ceux des régions plus lointaines auraient dû disposer d’une version très proche. C’est la raison pour laquelle Ayla était en mesure de communiquer dans le langage des signes sacrés du Clan avec les clans de cette région même si ceux-ci se trouvaient à une bonne année de marche de celui dans lequel elle avait grandi.

Dans la mesure où elle allait pratiquer une cérémonie du Clan, en utilisant des racines aux pouvoirs considérables préparées selon les procédures propres au Clan, elle avait le sentiment que tout devait se faire en suivant au plus près la tradition du Clan. C’était à son sens la seule façon pour elle de maîtriser les différents stades de l’opération, et elle commençait à se demander si les précautions qu’elle prenait y suffiraient.

Profondément plongée dans ses pensées, elle était sur le point de quitter la zone boisée lorsqu’elle faillit heurter quelqu’un qui sortait de derrière un arbre. Elle eut alors la stupeur de se retrouver pratiquement dans les bras de Jondalar. Celui-ci parut encore plus surpris qu’elle et sembla ne pas du tout savoir quoi faire. Son premier réflexe fut d’achever ce que l’incident avait commencé, et de l’enlacer, ce qu’il avait envie de faire depuis si longtemps. Mais il lui suffit de voir l’air choqué d’Ayla pour faire un bond en arrière, convaincu que sa surprise était une marque de dégoût, qu’elle ne voulait surtout pas qu’il la touche. Quant à elle, elle prit le mouvement de recul de son compagnon comme la confirmation qu’il ne voulait plus d’elle, au point de ne plus souhaiter se trouver en sa compagnie.

Ils se regardèrent un long moment. Jamais ils n’avaient été aussi proches l’un de l’autre depuis qu’Ayla avait trouvé Jondalar en compagnie de Marona. Au plus profond d’eux-mêmes, ils ne désiraient rien plus au monde que de prolonger cet instant, de franchir cette distance qui, émotionnellement en tout cas, semblait les séparer. Mais un enfant qui courait sur le chemin fit distraction. Leurs regards se quittèrent un moment et, dès lors, il n’était plus question de revenir en arrière.

— Euh, désolé, lâcha Jondalar, qui mourait d’envie de la prendre dans ses bras mais avait trop peur qu’elle le repousse.

Éperdu, il regardait autour de lui, à gauche, à droite, tel un animal pris au piège.

— Aucune importance, souffla Ayla, baissant les yeux pour cacher les pleurs qui, décidément, menaçaient de déborder à tout moment ces derniers temps.

Elle ne voulait surtout pas qu’il voie à quel point elle était affectée à l’idée qu’il ne puisse plus supporter de se trouver près d’elle, au point de ne plus penser qu’à une chose : s’en éloigner au plus vite. Sans relever les yeux, elle se remit en route, pressant le pas avant que ses larmes ne jaillissent, ne la trahissent. De son côté, Jondalar dut lui aussi lutter contre les larmes en la regardant presque courir sur le chemin dans sa hâte à s’éloigner de lui.

La jeune femme continua donc de suivre ce qui était devenu un sentier à peine visible menant à la nouvelle grotte. Bien que, selon toute probabilité, chacun des membres de toutes les familles zelandonii ait visité l’endroit au moins une fois depuis sa découverte, il n’était guère utilisé. Du fait de sa beauté et de son aspect inhabituel, avec ses parois rocheuses d’un blanc presque parfait, la grotte était considérée comme un lieu très sacré, un endroit où soufflait l’esprit, et où l’on hésitait donc à pénétrer. Les membres de la Zelandonia et les responsables des différentes Cavernes en étaient encore à mettre au point les moments et les modalités de visite. La nouveauté était trop grande et les traditions n’avaient pas encore eu le temps de se mettre en place.

En approchant de l’éminence où se trouvait la grotte, Ayla remarqua que les amas de broussaille qui en obstruaient l’entrée avaient été poussés sur le côté, de même que l’arbre abattu dont les racines arrachées avaient permis d’apercevoir les différentes salles souterraines. La terre et les pierres autour de l’ouverture avaient également été dégagées, ce qui élargissait l’entrée.

Sans aller jusqu’à attendre impatiemment la cérémonie dont elle avait assuré la préparation, elle avait éprouvé par moments une certaine excitation à l’idée de revoir la grotte, mais ce sentiment avait maintenant cédé la place à une tristesse assimilable au néant obscur qu’elle allait devoir affronter. Elle allait peut-être s’y perdre ? Et alors, quelle importance ? Rien ne pourrait être pire que ce qu’elle éprouvait en cet instant. Elle devait lutter de toutes ses forces pour reprendre la maîtrise d’elle-même, qui semblait toujours sur le point de lui échapper ces derniers temps. Et elle avait l’impression d’être en permanence au bord des larmes depuis qu’elle s’était éveillée, ce matin.

Elle retira de son sac en cuir une écuelle en pierre, peu profonde, ainsi qu’un paquet emballé dans de la fourrure. Celui-ci contenait un petit sachet de graisse pratiquement étanche, muni d’un bouchon à une extrémité, soigneusement ficelé et enveloppé dans le morceau de fourrure afin d’empêcher que la graisse ne souille ce qui se trouvait à côté. Elle prit ensuite son paquet de mèches en lichen, versa un peu d’huile dans l’écuelle, y trempa une mèche pendant quelques secondes puis l’ôta et la posa contre le rebord de la lampe ainsi constituée. Elle se préparait à utiliser sa pierre à feu pour l’allumer lorsqu’elle aperçut deux autres membres de la Zelandonia qui gravissaient le sentier menant à la grotte.

Cette vision lui fit immédiatement recouvrer son sang-froid : nouvelle dans leurs rangs, elle souhaitait vivement conserver leur respect. Les trois Zelandonia se saluèrent, discutèrent de choses et d’autres, après quoi l’un d’eux tint la lampe tandis qu’Ayla démarrait un petit feu à l’aide de sa pierre. Une fois la lampe allumée, elle éteignit le foyer avec une poignée de terre et tous trois pénétrèrent dans la grotte.

Lorsqu’ils eurent franchi la zone proche de l’entrée et se retrouvèrent dans l’obscurité totale, ils constatèrent que la température ambiante avait fraîchi d’un coup. Leur conversation se réduisit au minimum tandis qu’ils cheminaient péniblement en contournant les amas rocheux et en évitant de glisser sur le sol argileux, avec leur unique lampe pour éclairer le chemin. Lorsqu’ils arrivèrent dans une salle assez vaste, leurs yeux s’étaient si bien habitués à la pénombre que la lumière des multiples lampes à huile leur parut presque éblouissante. La plupart des membres de la Zelandonia étaient déjà là et attendaient Ayla.

— Ah, te voilà, Zelandoni de la Neuvième Caverne, la salua la Première. As-tu mené à bien tous les préparatifs que tu estimais nécessaires ?

— Pas tout à fait, répondit Ayla. Je dois encore procéder à des modifications. Pendant la cérémonie du Clan, je devais être nue pendant tout le temps de la préparation de la boisson, et ne porter que mon amulette et les couleurs peintes sur mon corps par le Mog-ur. Mais il fait trop froid dans la grotte pour rester nue très longtemps et comme par ailleurs les Mog-ur qui buvaient le liquide étaient habillés, eux, je le resterai moi aussi. Mais comme il est à mon avis important de se tenir le plus près possible de la cérémonie du Clan, j’ai décidé de porter un pagne dans le style de ceux que portaient les femmes du Clan. J’ai confectionné une amulette du Clan pour mes symboles totémiques et, pour montrer que je suis une femme-médecine, je porterai mon sac à remèdes du Clan, bien que ce soient les objets contenus dans mon amulette qui aient le plus d’importance. Cela permettra aux esprits du Clan de me reconnaître non seulement comme une femme du Clan mais aussi comme une femme-médecine.

Sous le regard fasciné des membres de la Zelandonia, Ayla ôta ses vêtements et entreprit de s’envelopper de la peau de cerf bien souple qu’elle avait apportée, la nouant avec une longue cordelière de façon à laisser des poches et des plis susceptibles d’abriter un certain nombre d’objets. Elle pensait à tous les gestes qu’elle faisait qui avaient peu à voir avec le Clan, principalement dans la préparation de la boisson, laquelle était destinée à sa propre personne et non aux Mog-ur. Elle n’était pas Mog-ur, aucune femme du Clan ne pouvait l’être, et elle ignorait les rituels qu’ils observaient pour se préparer à la cérémonie qui allait suivre. Mais elle était une Zelandoni et elle espérait que cela ne serait pas indifférent lorsqu’elle aurait atteint le Monde des Esprits.

Elle sortit une petite bourse de son sac à remèdes. Les nombreuses lampes disposées dans la salle diffusaient une lumière suffisante pour que l’on puisse distinguer sa couleur, ocre rouge profond, la plus sacrée aux yeux de ceux du Clan. Puis elle prit dans son sac à dos en cuir un bol en bois, qu’elle avait façonné quelque temps plus tôt dans le style du Clan et montré à Marthona. Avec son sens de l’esthétique très sûr, celle-ci en avait apprécié à la fois le travail et la simplicité. Sur le moment, Ayla avait pensé le lui offrir mais elle était maintenant bien contente de l’avoir gardé. Ce n’était certes pas le bol spécial qui avait été utilisé pour cette racine, et uniquement pour elle, par Iza et les innombrables générations qui l’avaient précédée, mais c’était en tout cas un bol en bois réalisé avec tout le soin que mettaient ceux du Clan pour confectionner les leurs.

— J’aurais besoin d’un peu d’eau, dit Ayla en défaisant les nœuds de la bourse rouge vif puis en vidant le sachet de racines dans sa main.

— Je peux les voir ? demanda Zelandoni.

Ayla les lui tendit, mais elles n’avaient rien de particulier, ce n’étaient que des racines séchées.

— Je ne sais pas exactement combien il en faut, dit-elle en en prenant deux et en espérant qu’il n’y en aurait ni trop ni trop peu. Je n’ai pratiqué que deux fois cette cérémonie, et je ne possède pas les souvenirs d’Iza.

Un petit nombre de membres de la Zelandonia présents dans l’assistance l’avaient entendue parler de la mémoire du Clan, mais la plupart n’avaient aucune idée de ce qu’elle évoquait. Elle avait bien essayé d’expliquer à Zelandoni Qui Était la Première en quoi cela consistait, mais comme elle-même était incapable de se montrer très précise sur la question, elle avait eu beaucoup de mal à se faire comprendre.

Quelqu’un versa de l’eau dans son bol en bois, et Ayla en but une gorgée pour s’humecter la bouche. Elle se rappelait à quel point les racines étaient sèches et difficiles à mâcher.

— Je suis prête, annonça-t-elle.

Avant d’avoir pu revenir sur sa décision, elle fourra les racines dans sa bouche et commença à les mâcher.

Il lui fallut un certain temps pour les ramollir suffisamment afin de pouvoir les mastiquer. Elle s’efforçait bien de ne pas avaler sa salive mais cela n’allait pas de soi. Et puis, se disait-elle, comme c’est moi qui vais devoir boire le résultat, cela n’a sans doute pas vraiment d’importance. Elle mâcha, broya, mastiqua, encore et encore. Elle eut l’impression que l’opération n’en finissait pas mais, en fin de compte, elle obtint une sorte de bouillie pâteuse, qu’elle cracha dans le bol. Elle remua le liquide avec son doigt et constata que celui-ci devenait d’un blanc laiteux.

Zelandoni avait suivi toute l’opération en regardant par-dessus l’épaule d’Ayla.

— C’est donc cela le résultat ? demanda-t-elle, essayant visiblement de détecter une odeur quelconque.

— Oui, confirma Ayla, qui sentait toujours dans sa bouche le goût primitif des racines. Tu veux sentir ?

— C’est un arôme qui me fait penser à une forêt pleine de mousse et de champignons après la pluie, indiqua la Première. Je peux y goûter ?

Ayla faillit refuser. Pour le Clan, cette opération était si sacrée qu’Iza n’avait jamais accepté de lui montrer en quoi elle consistait et, l’espace de quelques secondes, Ayla fut effrayée par la requête de Zelandoni. Mais elle se rendit compte très vite que l’expérience était si éloignée des pratiques du Clan que le fait que Zelandoni goûte à la décoction n’avait probablement aucune importance. Elle porta donc le bol aux lèvres de la Première et la regarda absorber du liquide. Beaucoup plus d’une gorgée… Elle s’empressa de le lui retirer avant qu’elle ait pu en boire trop.

Cela fait, elle porta le bol à sa bouche et avala rapidement ce qu’il restait de son contenu, s’assurant de boire tout le suc, jusqu’à la dernière goutte, afin que plus personne ne puisse en absorber « pour voir ». C’était en effet comme cela qu’elle avait eu des ennuis, la première fois : Iza lui avait dit qu’il ne devait pas en rester, mais elle en avait préparé un peu trop, or, après y avoir goûté, le Mog-ur avait constaté que le produit était trop fort. Il avait alors soigneusement contrôlé la quantité absorbée par chacun des participants à la cérémonie et en avait laissé un peu au fond du bol. Alors qu’elle en avait déjà absorbé une quantité non négligeable en mâchant la racine, et qu’elle avait bu en outre un peu trop du liquide réservé aux femmes, Ayla avait récupéré le bol un peu plus tard et, l’esprit déjà confus, avait avalé jusqu’à la dernière goutte ce qui restait au fond. Cette fois, elle allait veiller à ce que personne ne soit tenté d’en faire autant.

— Quand faudra-t-il nous mettre à chanter pour toi ? demanda la Première.

Ayla avait presque oublié cette phase de la cérémonie.

— Cela aurait dû commencer, dit-elle, d’une voix déjà légèrement pâteuse.

La Première commençait elle aussi à ressentir les effets de la décoction dont elle avait absorbé une bonne rasade, et c’est en s’efforçant de contrôler sa voix et ses gestes qu’elle fit signe aux membres de la Zelandonia qu’ils pouvaient se mettre à chanter. Cette racine est décidément très puissante, se disait-elle, et encore, je n’en ai bu qu’une gorgée… Je me demande ce que doit ressentir Ayla après tout ce qu’elle a absorbé.

Le goût de la décoction avait paru familier à Ayla, lui rappelant des sentiments qu’elle n’était pas près d’oublier, souvenirs, associations d’idées évoquant les fois précédentes où elle avait goûté au liquide, en des temps désormais fort lointains. Elle avait le sentiment de se retrouver dans la fraîcheur et l’humidité d’une forêt profonde, comme si celle-ci l’enveloppait de toutes parts, avec des arbres tellement larges qu’elle avait du mal à en faire le tour et à trouver un chemin au milieu d’eux alors qu’elle gravissait la pente abrupte d’une montagne, suivie par sa jument. Des lichens d’un gris-vert argenté recouvraient les arbres, la mousse tapissait le sol, les rochers et les troncs d’arbres abattus, symphonie éclatante regroupant toute la palette des verts, de l’émeraude au jade en passant par des teintes plus sombres, virant au brun, du plus cru au plus tendre.

Lui montaient aux narines des odeurs de champignons, de toutes tailles et de toutes formes : fragiles chapeaux blancs surgis sur les innombrables troncs d’arbres tombés à terre, épaisses couches ligneuses accrochées telles des étagères à de vieilles souches pourrissantes, pédicules frêles et délicats surmontés de bulbes brun sombre ; il y avait çà et là des amas d’espèces toutes différentes : sphères rondes et compactes, chapeaux d’un rouge vif piqueté de points blancs ; bulbes lisses et pourrissants, corolles d’un blanc parfait annonciateur pourtant d’une mort violente. Elle les connaissait tous, les tâtait tous, les goûtait tous.

Elle se retrouva dans le delta sans limites d’un fleuve immense, emportée par le courant violent, irrésistible, d’une eau d’un brun boueux, se frayant un passage au milieu de faisceaux de roseaux d’une taille gigantesque, d’îles flottantes recouvertes d’arbres auxquels des loups s’efforçaient de grimper, tournoyant telle une toupie dans une petite coquille de noix ronde, montant et descendant comme si elle flottait sur un coussin d’air.

Ayla ne savait pas que ses genoux l’avaient lâchée, qu’elle était devenue toute molle et était tombée à terre. Plusieurs Zelandonia la prirent sous les bras et la traînèrent vers une natte que Zelandoni avait eu l’idée d’apporter dans la caverne en prévision d’une urgence. En se mettant en devoir de retrouver non sans mal son solide tabouret en osier muni d’un bon coussin, la Première se prit à songer qu’elle aurait bien aimé disposer elle aussi d’un endroit où s’allonger. Elle luttait pour rester consciente, pour ne pas perdre Ayla des yeux, et sentait l’angoisse commencer à naître quelque part dans un coin de son cerveau.

Ayla de son côté se sentait en paix, tranquille, sombrant dans une douce brume qui l’attirait insensiblement en son sein, jusqu’à ce qu’elle en soit complètement enveloppée. Puis la brume s’épaissit en un brouillard dense obscurcissant toute vision, avant de devenir un nuage lourd, chargé d’humidité. Elle eut l’impression d’être littéralement absorbée par la nuée et se mit aussitôt à suffoquer, essayant de toutes ses forces de respirer, d’avaler de grandes goulées d’air frais, avant de sentir qu’elle commençait à se mouvoir.

Au milieu du nuage suffocant, ses mouvements se firent de plus en plus vifs, au point qu’elle en eut très vite le souffle court, avant qu’il ne soit carrément coupé. La nue s’enroula littéralement autour d’elle, la comprimant, la poussant de tous côtés, se contractant, se relâchant avant de se comprimer à nouveau, comme quelque chose de vivant. Ce qui la contraignit à bouger avec une vélocité redoublée jusqu’à ce qu’elle finisse par tomber dans un espace sans fond, vide, d’un noir absolu comme au plus profond d’une grotte, un noir infini, terrifiant.

C’eût été moins terrifiant si elle avait tout simplement sombré dans le sommeil, dans l’inconscience. Ceux qui observaient la scène pensaient que c’était le cas, mais il n’en était rien. Elle ne pouvait plus bouger, et n’en avait d’ailleurs aucune envie dans les premiers instants, mais lorsqu’elle tenta de mobiliser toutes les forces de sa volonté pour bouger quelque chose, ne fût-ce qu’un doigt, elle en fut incapable. Elle ne pouvait même pas sentir ce doigt, ou toute autre partie de son corps. Elle n’avait même pas la possibilité d’ouvrir les yeux, ni de tourner la tête. Elle était dépourvue de toute capacité d’exécution. Mais elle restait capable d’entendre. À un certain niveau, elle était consciente. Comme venant de très loin, et pourtant avec une absolue clarté, elle pouvait entendre les chants de la Zelandonia, les murmures de voix dans un coin de la salle, sans toutefois comprendre ce qui se disait. Elle était même capable d’entendre les battements de son propre cœur.

Chacun des doniates avait choisi un son, un ton, un timbre qu’il était en mesure de conserver confortablement durant un laps de temps assez long. Lorsqu’ils souhaitaient chanter de façon continue, plusieurs d’entre eux lançaient leur voix. La combinaison pouvait se révéler harmonieuse, ou non, selon les cas, mais cela importait peu. Avant que le premier soit hors d’haleine, une autre voix prenait le relais, puis une autre, une autre encore, à intervalles irréguliers. Cela donnait une sorte de vrombissement, une fugue faite de tons entremêlés qui pouvait se prolonger indéfiniment pour peu qu’il y eût suffisamment d’intervenants à même de permettre à ceux qui étaient contraints de s’arrêter un moment de souffler un peu.

Pour Ayla, c’était un bruit de fond réconfortant, mais qui tendait à disparaître à l’arrière-plan, tandis que son esprit observait des scènes qu’elle seule était en mesure de voir derrière ses paupières closes, visions présentant l’incohérence lucide de songes terriblement pénétrants. Elle avait le sentiment de rêver éveillée. Au début, elle ne cessait de se mouvoir à un rythme de plus en plus accéléré dans l’espace obscur ; elle le savait, bien que le vide demeurât immuable. Elle était terrifiée, et seule. Douloureusement seule. Et dépourvue du moindre sens, goût, odorat, ouïe, vision, toucher, comme s’ils avaient disparu à jamais. Seul demeurait son esprit conscient, hurlant sa terreur.

Il s’écoula une éternité. Puis, très loin, à peine discernable, apparut un faible éclat de lumière. Elle tendit la main pour l’atteindre, de toutes les forces qu’elle était capable de mobiliser. N’importe quoi était préférable au néant absolu qui l’entourait. Ces efforts accélérèrent encore sa vitesse, la lumière se dilata, jusqu’à devenir une tache aux contours imprécis, à peine perceptible, et l’espace d’un moment elle se demanda si son cerveau était capable d’influer sur l’état dans lequel elle se trouvait. La lueur indistincte s’épaissit jusqu’à devenir une sorte de nuage, moiré de teintes insensées, des couleurs aux noms inconnus, qui ne semblaient pas de ce monde.

Elle sombrait dans le nuage, le traversant à une vitesse de plus en plus grande, jusqu’à ce qu’elle tombe par le fond. Un paysage étrangement familier s’offrit alors à elle, empli de formes géométriques répétitives, carrés et angles aigus, claires, éclatantes, lumineuses. Aucune forme de ce genre n’existait dans le monde naturel, celui où elle vivait depuis toujours. De blancs rubans semblaient flotter sur le sol dans ce lieu étrange, s’étirant loin, très loin, parcourus par d’étranges animaux.

En s’approchant, elle vit une foule immense, une masse de gens qui s’agitaient bizarrement en pointant leurs doigts vers elle et en répétant sans cesse « Toi, toi, toi », comme s’ils psalmodiaient une prière. Elle distingua une silhouette solitaire. C’était un homme, un esprits-mêlés. En s’approchant un peu plus, elle se dit qu’il lui rappelait quelqu’un qu’elle connaissait, mais pas tout à fait. Elle crut au début qu’il s’agissait d’Echozar, puis que c’était Brukeval, et tout autour les gens ne cessaient de répéter « C’est toi, c’est toi qui as apporté la Connaissance, c’est toi ».

« Non ! hurla son cerveau. C’est la Mère. C’est Elle qui m’a donné la Connaissance. Où donc est la Mère ? »

« La Mère est partie. Seul demeure le Fils, répondirent les gens. C’est toi qui l’as apportée. »

Elle regarda l’homme et comprit soudain de qui il s’agissait, bien que son visage demeurât dans l’ombre et qu’elle ne pût le voir distinctement.

« Je n’ai pas pu faire autrement. J’étais maudite. J’ai dû abandonner mon fils. Broud m’a chassée ! » s’écria-t-elle d’une voix dépourvue de son.

« La Mère est partie. Seul demeure le Fils. »

Plongée dans ses pensées, Ayla plissa le front. Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?

Soudain le monde au-dessous d’elle prit une dimension différente, mais il demeurait toujours aussi sinistre et surnaturel. Les gens avaient disparu, de même que les étranges figures géométriques. Il ne restait plus qu’une sorte de prairie vide, désolée, balayée par le vent. Deux hommes firent leur apparition, des frères, bien que personne n’eût pu les reconnaître comme tels. L’un était grand et blond, comme Jondalar, l’autre, plus âgé, n’était autre que Durc, elle en eut la certitude, bien que son visage demeurât dans l’ombre. Les deux frères s’approchèrent l’un de l’autre, venant de directions opposées, et elle se sentit saisie d’une angoisse atroce, comme si quelque chose de terrible allait se produire, quelque chose qu’elle devait absolument empêcher. Avec un frisson de terreur, elle eut la certitude que l’un de ses fils allait tuer l’autre. Les bras levés, comme pour frapper, ils se rapprochèrent encore l’un de l’autre. Elle tenta de tout son être de les atteindre.

Et soudain Mamut apparut et la retint. « Ce n’est pas ce que tu crois, dit-il. C’est un symbole, un message. Attends et vois. »

Un troisième homme apparut dans la steppe désolée. Broud, en train de la regarder avec dans les yeux une lueur de haine indicible. Les deux premiers hommes se rejoignirent, puis tous deux se retournèrent pour faire face à Broud.

« Maudis-le, maudis-le, condamne-le à la mort », indiqua Durc.

« Mais c’est ton père, Durc, pensa Ayla avec une appréhension silencieuse. Ce n’est pas à toi de le maudire. »

« Il est déjà maudit, intervint son autre fils. Tu l’as fait, tu as gardé la pierre noire. Ils sont tous condamnés. »

« Non, non ! s’écria silencieusement Ayla. Je vais la rendre. Je peux toujours la rendre. »

« Il n’y a rien que tu puisses faire, Ayla. C’est ta destinée », dit Mamut.

Lorsqu’elle se tourna pour lui faire face, Creb se trouvait à côté de lui.

« Tu nous as donné Durc, expliqua par signes le vieux Mog-ur. C’était également ta destinée. Durc appartient en partie aux Autres, mais aussi en partie au Clan. Le Clan est condamné à disparaître, il n’existera plus, seule ton espèce perdurera, ainsi que ceux qui sont comme Durc, les enfants aux esprits mêlés. Ils seront peut-être peu nombreux, mais il y en aura assez. Ce ne sera pas pareil, il deviendra comme les Autres, mais ce sera déjà ça. Durc est le fils du Clan, Ayla. C’est l’unique fils du Clan. »

Ayla entendit une femme pleurer et lorsqu’elle regarda, la scène avait encore changé. Il faisait noir et ils se trouvaient au plus profond d’une grotte. Puis on alluma des lampes et elle vit une femme tenant un homme dans ses bras. L’homme était son fils, le grand blond, et lorsque la femme leva la tête Ayla eut la surprise de se voir, elle, mais très floue, comme si elle se regardait dans un miroir. Un homme arriva alors et les regarda. Elle leva les yeux et vit Jondalar.

« Où est mon fils ? lui demanda-t-il. Où est mon fils ? »

« Je l’ai confié à la Mère ! s’écria le reflet d’Ayla. La Grande Terre Mère le voulait. Son pouvoir est immense. Elle me l’a pris. »

Et soudain, elle entendit la foule, vit de nouveau les étranges formes géométriques.

« La Terre Mère s’affaiblit, chantèrent les voix. Ses enfants L’ignorent. Lorsqu’ils ne L’honoreront plus, Elle nous sera enlevée. »

« Non ! supplia le reflet d’Ayla. Qui nous nourrira ? Qui veillera sur nous ? Qui pourvoira à nos besoins si nous ne L’honorons plus ? »

« La Mère est partie. Seul le Fils demeure. Les enfants de la Mère ne sont plus des enfants. Ils ont abandonné la Mère. Ils ont la Connaissance, ils sont devenus adultes, ainsi qu’Elle savait qu’ils le deviendraient un jour. »

La femme continuait de pleurer, mais ça n’était plus Ayla. C’était la Mère, qui pleurait parce que Ses enfants l’avaient quittée.

Ayla se sentit tirée hors de la grotte. Elle pleurait, elle aussi. Les voix se firent plus faibles, comme si elles chantaient depuis un lieu très éloigné. Elle avait recommencé à se mouvoir, très haut au-dessus d’une vaste plaine herbeuse, parcourue par d’immenses troupeaux. Des aurochs galopaient par centaines, suivis par des chevaux en aussi grand nombre, qui s’efforçaient de ne pas se laisser distancer. Des bisons et des cerfs couraient eux aussi, ainsi que des ibex. Elle se rapprocha, commença à distinguer chacun des animaux, ceux qu’elle avait vus lorsqu’elle avait été appelée pour la Zelandonia, ainsi que les déguisements qu’ils avaient portés pendant la cérémonie lorsqu’ils avaient offert le nouveau Don de la Mère à Ses enfants, lorsqu’elle avait récité la dernière strophe du Chant de la Mère.

Deux bisons mâles galopant côte à côte, deux grands aurochs mâles se précipitant l’un vers l’autre, une énorme femelle volant presque dans les airs, une autre mettant bas, un cheval arrivant au bout d’un défilé et tombant du haut d’une falaise, d’innombrables chevaux, de couleurs variées, bruns, rouges et noirs, et Whinney avec sa peau tachetée sur le dos et la tête, et les deux bois de cerf raides comme des bâtons.

Le Pays Des Grottes Sacrées
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